The Knitting Circle Rapist Annihilation Squad

Article paru originellement le 21 mai 2015. En le relisant, je l’ai hélas trouvé encore d’actualité, alors le revoilà…


TW : évocation du viol, mais si vous vous sentez capable de le supporter, c’est vraiment une excellente lecture.

“Peut-on rire de tout”, éternelle question, plus que jamais au cœur des débats grâce au replis réactionnaire global. Généralement, il est probable qu’un homme blanc cis-hétéro réponde “mais OUI, parce que liberté d’expression laïque et républicaine !”. Les autres catégories de population seront souvent plus mesurées, allant parfois jusqu’à proposer des idées aussi extrêmes que “le mieux serait d’éviter de blesser les gens” (sentez sous vos pieds trembler la démocratie)

Comment ne pas avoir peur de l'”humour” quand la plupart du temps, il ne s’agit que des mêmes non-blagues ressassées ad nauseam sur les mêmes catégories de population… Alors qu’il est effectivement possible de rire des choses affreuses ou tristes si on possède la délicatesse requise pour le faire, et surtout le bon angle (sans jamais obliger les gens à en rire, également). Dans le cas d’aujourd’hui, il va être question du viol (le titre de l’article étant également celui du livre). De nos jours, la plupart des “blagues sur le viol” tournent en boucle sur la même chose : lol le ghb lol abuser des femmes inconscientes mort de rire. N’oublions pas, une fois encore, qu’une femme sur cinq a déjà été victime de viol ou de tentative de viol dans sa vie, et qu’il faut donc être totalement dépourvu d’empathie pour risquer de rappeler ça à quelqu’un. Comptez vos proches, familles et amis, femmes, et évaluez vous-même le risque. Non que ce soit pire de faire ça à vos proches, c’est cruel -pour tout le monde-, mais cela aidera peut-être certaines personnes à bien assimiler que le viol n’est pas un concept abstrait, ça touche probablement quelqu’un de proche, sans qu’iel le dise. N’oublions pas aussi que les hommes qui en sont victimes ont du mal à en parler justement à cause de la pression viriliste exercée par leurs pairs. Ce genre de “blagues” ne fait donc rire qu’une catégorie de population, inutile de rappeler laquelle (les violeurs ! Oups, je suis incorrigible.).

C’est ici qu’intervient ce livre, dont le titre dit tout ou presque : the knitting circle, rapist annihilation squad, ou environ “le groupe de tricot, escouade d’annihilation des violeurs” en français. J’ai acheté ce livre sur un coup de tête, sans connaître les auteurs, parce que j’étais très intriguée. Chacun sait que mélanger craft et politique, c’est mon truc (non ? Checkez les archives alors !), et un titre mêlant tricot et vraisemblablement féminisme ne pouvait pas me laisser indifférente. Et effectivement : oui, c’est un roman (une nouvelle ?) féministe. Résolument, magistralement féministe. Mais c’est surtout extrêmement drôle.

L’histoire : Brigitte, la cinquantaine, flamboyante, échappe un jour à un viol en tuant son agresseur avec ce qui lui passe sous la main : ses aiguilles à tricoter. Car, voyez-vous, Brigitte fait partie d’un club de tricot, ainsi que Gina, Mary, Christine, Jasmine et Suzie. Chaque semaine, ces six femmes totalement différentes se retrouvent (dans une usine de fromage, on fait avec ce qu’on a) pour tricoter et discuter tranquillement. Jusqu’au soir où Mary, moins loquace qu’à son habitude, explique que sa petite-fille a été violée par un homme important, et fatalement intouchable. Les langues se délient, chacune évoque sa propre expérience et, finalement, elles réalisent qu’elles ont toutes été violées. Aucun agresseur n’a été arrêté (et pour cause, l’un d’entre eux est même policier, un autre est devenu prêtre), et bien vite la discussion atteint le fameux point “il faudrait que quelqu’un fasse quelque chose”, point précédent la fin de la discussion, faute de solution. Mais ce soir-là, Brigitte avoue avoir tué son agresseur. Le choc passé, l’idée naît, timidement puis sérieusement, que puisque rien n’arrêtera jamais les violeurs, il faut le faire soi-même. C’est ainsi que des meurtres mystérieux, commis avec des aiguilles à tricoter, vont faire la Une des journaux.

Si ce synopsis ne vous met pas l’eau à la bouche, je ne sais pas ce qui le fera.

Soyons tout d’abord très clairs sur un point : si le viol est le thème central du roman, aucun n’est décrit explicitement. Il y a deux tentatives de viol évoquées, cependant, mais je dois le dire : très intelligemment. Donc n’ayez pas peur d’être confronté·e à ça, on est à des lieues de la moindre volonté voyeuriste. Même les meurtres ne sont décrits que de loin, souvent par le journal télévisé, donc on évite la violence directe pour se concentrer sur l’histoire et l’humour.

On pourra m’objecter que “c’est mal de faire l’apologie de la violence”, et que la vengeance et le meurtre ne sont pas la justice. À cela, je répondrais premièrement “certes.”, mais aussi trois autres choses :

– je laisse le livre se défendre sur ce point, mais qu’on soit d’accord ou pas, on ne peut nier que demander gentiment que les viols cessent n’a jamais très bien marché.

– dans notre monde, le vrai, hors roman, on ne tue pas des hommes parce qu’ils sont des hommes, mais on tue chaque jour des femmes parce que ce sont des femmes. Même dans le roman, les hommes ne sont pas tués en fonction de leur genre, mais uniquement parce qu’ils ont commis des viols. D’ailleurs, certains hommes rejoignent le groupe de tricot et tuent, eux aussi, pour les mêmes raisons. Nous n’allons donc pas parler de “meurtres misandres”, non, nous n’allons pas.

– mais enfin, c’est de l’humouuuur aloooors faut pas être coincés comme çaaa ! (Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé blah blah blah…)

Une fois cette question réglée, j’aimerais m’étaler sur des lignes et des lignes pour expliquer à quel point ce petit livre (160 pages en version papier) est un concentré de politique et d’humour qui tape fort et juste, mais ça ne serait pas raisonnable. Je ne sais pas si quelqu’un de non sensibilisé pourra cependant saisir la qualité de certains passages, comme celui-ci :

The chief says, "You in back, shh. We're trying to figure ou what to do about these knitting needle murderers. They've got our balls in a wringer, all right."
Sandy says to the chief, "I have an idea."
The chief says, "I wish someone had an idea."
Sandy says, "I'll go in, Chief."
The chief says, "I know it's a rough assignment, but doesn't even one of you who have the balls to act like a woman ? Won't any of you volonteer ?"
Sandy raises her hand. "I volunteer. I was the Regional Knitting Champion in high school, and later I won the Golden Needle, the Pulitzer Prize of the Fiber Arts world. I can fit in with them, no problem."
The chief says, "It's going to cost so much to train one of you to knit. Don't any of you already know how ?"
Another cop speaks up, "I saw Sandy knitting in the break room. Why don't we send her ?"
The chief says, "That's a brilliant idea. I'll remember that when you're next up for promotion."

Ce qui se joue là, ça n’est pas uniquement le comique de répétition, où l’on voit Sandy la policière être ignorée encore et encore, renforcé par la manière de présenter le dialogue (“le chef dit” “Sandy dit” “le chef dit”, etc. Jusqu’à l’interruption). C’est surtout la caricature de ce qui se passe souvent dans le monde du travail pour les femmes : reléguées au rang de sous-employé, ignorées, dont les idées sont pillées et portées au crédit d’hommes. C’est de cela dont on parle quand on dit que l’humour n’est pas “que ça”, on voit clairement avec ce simple dialogue que c’est bel et bien un excellent outil pour faire passer des idées. Mais une fois encore, peut-être que ce livre ne s’adresse pas à tout le monde. Ceci dit sa portée humoristique ne réside pas seulement dans les messages politiques, il est également fortement dosé en humour absurde (la description de l’enterrement du chanteur de country est magique) et “pince-sans-rire”. Par ailleurs, les messages politiques ne sont pas tous orientés vers le féminisme :

Daisy's Craft Barn is the essence of Americana. It's as American as apple pie, baseball, the Fourth of July. It's as American as invading small Latin American nations. As American as bombing people in Southeast Asia, Africa, the Middle East. As American as land theft from the indigenous. As American as a phony democracy where no matter whom you vote for, the corporations win. As American as "free trade" policies enforced by the largest military the world has ever seen. As American as the importation of cheap crap manufactured in sweatshops around the globe to fuel a meaningless and frenzied consumer culture.

(Est-il utile de préciser que le thème de prédilection habituel des auteurs est le capitalisme ? Je ne pense pas.)

Je pourrais parler du MAWAR (“Men Against Women Against Rape”), ou de PATE (une organisation antispéciste utilisant le sexisme pour sa promotion. Une fois encore, toute ressemblance, hein… Wink wink.), de Billy Bob le MRA presque-mais-pas-si-classique, ou de Nick le gentil qui tente de bien faire, mais qui n’écoute rien (il sait forcément mieux qu’une femme ce qu’il convient de faire, après tout) et ne fait que des bêtises, mais je vais finir par écrire un article plus long que le récit d’origine. Le livre est court, encore une fois, mais à mon sens, c’est un vrai tour de force de faire passer autant d’idées aussi clairement et agréablement, et en si peu de place. Il y a même un peu d’auto-dérision qui ne fait pas de mal. On se retrouvera certes plus souvent à sourire qu’à rire aux éclats, mais il faut admettre que certains passages sont de toute beauté :

Franz asks, "What made you realize that the killers are chicks, I mean women ?
Chet speaks with the certainty of the perpetual clueless. "Well, Franz, they're juste like every normal rational killer in every way, but for one bizarre freaky exception."
"What is that, Chet ?"
"It's almost unheard of in the long, illustrious history and tradition of serial killing. It's frankly horrifying."
"Tell us, Chet."
"All the victims are men."

J’aime beaucoup l’emploi du mot “rationnel”, en passant. Une fois encore, la force du message est dans le détail.

Finalement, ce que j’aime le moins dans tout ça, c’est la conclusion. Sans spoiler, ça se termine bien. Tellement bien que la réalité pique un peu. Certes, au long du récit, on pourra se plaindre de son aspect un peu cis-centré, d’un traitement un peu étrange par moment de la question du travail sexuel (tant la prostitution que l’industrie du porno) mais globalement, c’est vraiment un excellent travail, qui gagnerait à être connu.

Hélas, il n’existe pas de traduction française à ce jour1 et il n’y en aura sans doute jamais, le livre n’étant vraiment pas très connu et sans doute pas un investissement rentable pour un éditeur français (*long soupir*). Mais si vous lisez assez bien l’anglais, il est disponible sur Amazon en version papier et Kindle (4,33€ bien dépensés, si vous voulez mon avis) Et si votre maîtrise de l’anglais est moyenne, le Kindle permet de traduire facilement les mots inconnus (Et de surligner. Ma copie est surlignée à 50% environ, je dirais.). Vous pouvez également acheter sur les sites des auteurs, mais il faut penser aux frais de ports depuis les Etas-Unis :

Site de Stephanie Mc Millan

Site de Derrick Jensen

De plus, Stephanie McMillan mène actuellement2 une campagne kickstater plutôt amusante, c’est le moment de la soutenir.

En résumé : ce livre est un achat compulsif passé en 1click sur Amazon à 4h30 du matin, en pleine recherche sur l’activisme et les arts textiles. Un achat compulsif dont je n’attendais pas grand chose, et sur lequel je fais un article parce que c’est un petit moment de bonheur que j’aurais voulu connaître plus tôt et que j’ai vraiment envie de partager. J’envisage même de faire une traduction “artisanale” pour les proches qui ne lisent pas l’anglais. Alors je pourrais sobrement dire que je le recommande, mais ça serait tragiquement en dessous de la vérité.

Je laisse la conclusion au livre, avec une illustration en douceur de ce que le monde pourrait être, si il était parfait :

The women pass a building under construction.
A construction worker notices them. He yells, "Hey ! Hey !"
They turn, smiling.
Jasmine says, "Yes ?"
He points at them, says, "Your yarn... It's dragging on the ground !"
Jasmine thanks him, and tucks the yarn back in her bag.

1Et en c’est toujours le cas en 2021, hélas.

2Le actuellement de 2015, attention c’est terminé depuis longtemps, et c’est bien dommage parce que je serais tout à fait ravie de participer maintenant ! Mais on peut le télécharger gratuitement (entre bien d’autres choses) sur le site de l’autrice, et ça c’est très très bien.

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