Disclaimer :
Article paru originellement le 12 juillet 2014, faisant parti d’une série d’articles sur les oppressions quotidiennes du point de vue d’un loisir ou d’un hobby. Il a subit quelques modifications (surtout des références qui se sont perdues dans le temps) mais je suis toujours globalement d’accord avec ce qui a été écrit à l’époque. Quand aux gens cités, ils ont pu évoluer avec le temps, je n’ai pas vérifier, mais ce sont des choses qu’on pourrait toujours rencontrer.
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Pendant quelques mois, j’ai regardé une émission amateur américaine, présentée par un couple. Le but de l’émission était de soutenir les participants à un challenge (tricoter un pull en 30 jours ou moins) en donnant des conseils, invitant des personnes de l’industrie de la laine, bref en proposant une animation conviviale pour motiver les gens. C’était très bien, très frais. Pour moi, qui faisait à l’époque mon premier pull et stressait un peu, ça me rassurait et j’apprenais des astuces en même temps.
Chouette idée, sur le papier. Le hic, c’est que c’est un couple hétéro dont l’homme ne semble pas tellement féministe, dirons-nous. Donc lorsqu’un homme (légèrement, disons “normalement”) sexiste pratique un loisir essentiellement féminin, il se produit un phénomène bien connu : la sur-virilisation (évoquons un instant les bronies1. Voilà, c’est fait, ils ont été évoqués.). En général c’était supportable, j’ai juste grincé des dents de-ci de-là suite à des remarques dont il aurait pu se passer (“les femmes pensent ça les femmes font ça blahblah”, la soupe habituelle), jusqu’au jour où il a invité un autre homme (la vidéo est donc en anglais, très longue et de très mauvaise qualité, donc il faut bien gérer dans cette langue, désolée. Je ne propose le lien que pour éviter d’être accusée de mentir ou que sais-je, je suis habituée…).
Je ne pensais pas voir un tel étalage de virilisme dans une émission sur le tricot, vraiment. En faire un article, encore moins. Mais il me semble que c’est un exemple parlant de la façon qu’ont les hommes de s’approprier un loisir féminin. Et je parle bien d’appropriation, pas de participation. Un homme non sexiste est parfaitement capable de faire la différence, en général, et de participer sans se sentir émasculé ou diminué. Dans le cas de l’appropriation, on arrive toujours à l’exclusion, et c’est ce qui pose problème. Bien sur, on pourra m’objecter (et je prends donc les devants…) que les filles, par exemple, s’imposent dans le monde geek et font même des groupes de filles (comme les “gamer chicks”…), alors pourquoi se plaindre des hommes qui revendiquent leur masculinité ? Comparons les différents cas de figure :
– Premier cas : les filles et le monde gamer. Je vais faire court et synthétiser au mieux, mais tout d’abord il faut bien mettre les choses dans leur contexte, à savoir que le patriarcat est un système qui exclu les femmes de tout ou presque, par défaut. Dans un système pareil, il est vital pour les opprimés (ici, les femmes, mais ça vaut pour tous les groupes opprimés) de se regrouper (en groupe non-mixte) pour former un environnement sinon safe, du moins rassurant. Lorsqu’on voit la violence des auto-revendiqués geeks à l’égard des femmes (mhfreq.org2 en donne un bon aperçu), il semble normal de voir naître des groupes de filles qui vont se protéger entre-elles de toute cette violence. Il s’agit de protection, j’insiste bien, et de révolte contre des comportements oppressifs. Mais le but n’est pas d’écraser les hommes, ou de leur faire abandonner un loisir qu’ils aiment, juste de se faire une petite place sans en prendre plein la tête. Notons enfin que le “monde geek” n’a jamais été spécialement masculin, comme on peut entre autre le voir ici (en résumé, pour les non-anglophones, le métier de développeur était un métier stéréotypé féminin jusque dans les années 60), et que c’est à force d’exclusion qu’on en arrive à cette illusion.
– Second cas : les bronies1. Même système patriarcal, mais cette fois la personne qui “infiltre” le loisir est un homme. Le fandom, traditionnellement composé de petites filles, va être inondé de pornographie et de misogynie (rien que le nom, “brony”, vaut son pesant de caca-huètes) jusqu’à total exclusion. Le but : s’approprier totalement un loisir parce qu’on l’aime bien et que, comme on en a de grosses (pokeballs ?), il ne faudrait pas qu’on laisse des filles participer. Saine motivation. Mais c’est ainsi qu’est construite la virilité dans notre société : un loisir acceptable par les hommes ne peut pas être mixte, les femmes rendant par défaut futiles tout ce qu’elles touchent, alors qu’un loisir d’homme ne peut bien évidemment pas être futile. C’est donc un travail de sape qui va lentement exclure ces personnes jugées indésirables (les petites filles oui les femmes) et, ultimement, rendre cet environnement vivable pour les hommes (oui, c’est presque de la terraformation).
Et c’est, encore une fois, un phénomène courant et classique : j’ai déjà évoqué les devs plus haut dans l’article, j’ai sans doute aussi déjà expliqué par le passé que le tricot fut lui-même longtemps une affaire d’hommes avant qu’ils ne décident de s’en débarrasser (ce site me semble, en passant, proposé par un homme qui tricote sans avoir besoin de surjouer), bref ce sont les hommes qui définissent depuis fort longtemps ce qui est masculin ou féminin, et peuvent décider de modifier une catégorie si, soudain, un domaine leur plaît. Chaque fois, les femmes héritent de ce qui devient une corvée, ou des choses devenues “futiles”, et se font prestement exclure des domaines nouvellement masculins. Pour l’instant, le tricot est encore vu comme féminin, mais de plus en plus d’hommes se sont lancés dans ce loisir. Personnellement, je trouve ça très bien, et j’approuve sans réserve les livres de modèles 100% masculins, ou les groupes d’hommes en général dans ce domaine. Après tout, je suis un terrible agent du Gender, et dans mon monde idéal les gens feraient ce qui leur plaît sans se demander si c’est bien “assez viril”. Cependant, ce qui pique quand on a une vision assez global des rapport des genre, c’est bien la virilisation. Et par virilisation, j’entends…
Cette couverture de “knitting with balls”, “tricoter avec des boules” (en anglais, “balls” fonctionne pour les pelotes de laines, mais en français “boule de laine” n’a pas tellement de sens), le guide du tricot de l’homme moderne (en majuscules, l’homme moderne), me laisse perplexe. Déjà le titre qui joue sur un double sens assez gras (“j’AI DES BOULES J’SUIS UN VRAI BONHOMME CISHETERO”) est très beaufisant, mais la laine elle-même (gros calibre, tout aussi grosses pelotes, et rouges s’il vous plaît) et le nombre d’aiguilles, droites bien-évidemment, dont le nombre vient compenser leurs petits diamètres respectifs, dans la main de l’homme ne laisse planer aucun doute : on vient parler à des hommes “qui en ont”. T’es un homme, tu veux tricoter ? Viens, on va te montrer pourquoi tu peux quand même rester un vrai mec ! Ce qui devient drôle, c’est que la description précise que le livre s’adresse aux personnes de “tout genre”.
Petite anecdote : j’ai commencé à préparer cet article (ok, j’ai eu l’idée…) en décembre dernier3. Entre temps, cette chose est sortie, et je viens de la découvrir : “Manly knits”. Le tricot viril. Et la description est à pleurer : “les vrais hommes tricotent. “Manly Knits” est un guide de projets de tricots vraiment masculins”. Prouver encore sa virilité, tout le temps, comme si leur vie en dépendait. Même un simple loisir devient un enjeu de domination : je tricote mais je reste un mâle alpha. Greuah bonhomme greuah.
Visiblement, un homme serait donc incapable d’ouvrir un livre de tricot dont la couverture serait trop douce, trop pastel, trop colorée ou, pire, trop neutre. Ce qui est très intéressant sur cette question des livres, c’est que beaucoup de femmes s’éloignent des publications “féminisées” (j’entends par là rose bonbon, avec des petits dessins rigolos pour les cruches que nous sommes) pour des raisons de sexisme, justement (les manuels d’informatique “pour les filles” sont un des exemples les plus pathétiques que j’ai pu voir), mais de nombreux hommes préféreront s’orienter vers un livre spécifiquement genré pour eux (à cela rien d’étrange, la virilité étant vendue comme nettement préférable à la féminité, et forcément plus sérieuse, donc gage de texte plus technique et de meilleure qualité. Et c’est difficile à infirmer quand, encore une fois, on voit les contenus “réservés aux femmes”…)
Bon là, je parle de tricot, mais ce qui se passe du côté du patchwork n’est guère mieux, comme on peut le voir ici4. Arrivée en Harley, accumulation de clichés sexistes sur la virilité, la bière et les meufs… Sortez-moi de là.
Mais passons, je m’éloigne du sujet.
Pour en revenir à la vidéo à l’origine de cet article, ce qui m’avait fait bondir en premier c’est le nom du site de l’invité : it takes balls to knit (“il faut des boules pour tricoter”). Il semble que le jeu de mots à base de boules soit très populaire parmi les hommes qui tricotent. Freud serait probablement fasciné par la question. N’est-ce pas. Cette fois, les aiguilles sont énormes, mais je suppose que toute analogie serait malvenue5. Ce qui me rend triste, c’est que cette personne constate certains problèmes posés par les limites des constructions genrées, notamment lorsqu’il explique que, lorsqu’ils savent qu’il tricote, des gens lui demandent si il est gay, ou si il fait ça pour “choper des filles” (Ho oui, tricote moi une écharpe, ça me rend toute chose). Des critiques (du moins, cela se veut comme tel, même si je ne vois pas tellement le drame d’être gay) qui se retrouvent dès qu’un homme sort des cases assignées (les hommes féministes connaissent bien ces réflexions). Mais hélas, au lieu de s’en servir pour comprendre pourquoi on lui fait ces remarques, il répond en critiquant une industrie “faite pour les femmes”.
Alors oui, il a raison sur ce point, mais les arguments laissent à désirer : “les fibres, les couleurs, tout est féminin”. Pour les fibres, je n’y reviens pas, j’ai fait un article là-dessus6. Par contre je ne vois pas en quoi une fibre serait plus féminine qu’une autre, et spécialement la laine. Les pécheurs irlandais seraient bien étonnés. Quand au couleurs “féminines”, c’est tout simplement ridicule. Les couleurs les plus répandues sont les couleurs naturelles (noir, blanc, les gris, les bruns…), et il y a également beaucoup de couleurs. Toutes les couleurs. Si le fait de proposer de la couleur “flashy” parle peut-être plus au femmes (dans leur logique sexiste), les couleurs naturelles n’ont rien de genrées. C’est assez dérangeant de demander à demi-mot le retrait de la couleur pour qu’un homme se sente à l’aise. A mon sens, il est plutôt positif de pouvoir contenter tous les goûts, sans exception. On est pas loin d’entendre parler de misandrie, alors que la laine est un monde assez vaste pour que tout le monde trouve son bonheur, dans la fibre de son choix (ou presque, comme pour les fils bio végétaux non colorés pour lesquels le choix est plus restreint, bien sur).
On apprend aussi que les vêtements unisexes sont “faits pour les femmes”. Peut-être est-ce une question de point de vue mais, par exemple, dans le cas des t-shirts unisexes, ils ne sont clairement pas adaptés à une morphologie féminine. Quand aux autres vêtements unisexes (je pense aux hoodies, jean’s basiques, n’importe quoi dans le genre), je les trouve effectivement neutres. Le neutre ne serait donc pas une option acceptable pour un homme, un vrai ?
Pourtant, on pourrait faire une critique des livres sur le tricot clairement orientés vers les femmes et adressés uniquement à elles, les émissions de tricots animées surtout par des femmes, on pourrait parler du packaging des aiguilles ou des pelotes, bref il y a effectivement des arguments valables pour évoquer cette industrie markettée pour les femmes. Mais là, j’ai surtout entendu “tout n’est pas fait EXPRÈS pour moi, imaginez, il y a de la COULEUR ! Et pire, on trouve même des pelotes de mohair ! Non mais ça va pas !” Il estime également que les modèles de tricot pour homme ne sont pas assez virils. Une fois encore, je pense au traditionnel pull aran des pêcheurs, mais au-delà de ça on trouve de nombreux catalogues/modèles pour hommes qui sont tout à fait masculins… Et c’est avec une misogynie crasse qu’il assène pourtant “je prends mon inspiration des tricots des femmes, mais j’aime tricoter des trucs pour les hommes”. Une femme est donc incapable de tricoter un pull/une écharpe/un bonnet assez viril, visiblement. Il doit donc, le pauvre, puiser dans cette inspiration mais en faire un truc “de bonhomme”. Je me demande donc décidément ce qu’est un vêtement assez viril, mais à part la combinaison d’Iron Man, je ne vois pas. Je vais donc supposer qu’il tricote en fibres de carbone.
Bref, je vais arrêter là, il y aurait trop à dire sur l’ignorance et le sexisme ordinaire (Lacy qui s’extasie sur le fait que la plupart des designers de mode connus soient des hommes en citant ce livre, par exemple, comme si c’était une bonne chose. J’ai compté, effectivement, 13 femmes sur 50 designers de mode. Démonstration écrasante de la misogynie dans le milieu de la mode, au sein d’un domaine qu’on considère pourtant féminin et dont la plupart des acteurs sont des femmes.). Mais c’est vraiment un cas d’étude intéressant. Parce que oui, il y a peu d’hommes qui tricotent, oui ils pourraient avoir une meilleure visibilité sans être ridiculisés, il y a aussi des choses à dire sur l’industrie genrée et ce qu’elle a de profondément nocif, etc… Mais tout ceci ne devrait pas être critiqué sans un minimum de connaissance des rôles genrés et du sexisme, parce qu’on voit très vite comme on dérive vers une critique précisément sexiste, pour ne pas dire masculiniste, donc à l’opposé de ce qui serait souhaitable, et un besoin absurde d’affirmer sa virilité, là-encore dans une logique contre-productive et non libératoire. Au contraire, une critique partant du patriarcat et ses conséquences permettrait de comprendre pourquoi on s’autorise/se refuse certains loisirs, et de pouvoir en profiter sainement, sans devoir perpétuellement jouer un rôle et, surtout, sans reconduire l’oppression. Mais il est possible que je sois simplement une hippie sectaire vegetarianno-depressive misandre, finalement. En tout cas, messieurs, si vous voulez tricoter ou crocheter, faites-le donc à la cool, comme eux :
1 Je ne sais pas si ces gens existent encore, mais c’était le nom que s’étaient auto-attribués les hommes fans de la série “mon petit poney”.
2 Le site est depuis à l’abandon depuis, mais les articles sont toujours en ligne et consultables.
3 Décembre 2013
4 Hélas la vidéo, monumentale, a disparu entre temps…
5 Je ne me souviens pas si cet élément était déjà là à l’époque, mais en bas de page on appréciera le lancement, prévu, supposé ou annulé, je ne sais pas, de sa marque d’aiguilles : “BigStix… Because size DOES matter” (“Gros bâtons… Parce que la taille a VRAIMENT de l’importance “). La gêne.
6 Je n’ai pas encore réuploadé cette archive.